Autopsie d’une réalité humaine : l’immigration

Parti de chez lui, il errait dans une plaine caniculaire désertique, évitant encore ce à quoi il avait échappé jusqu’ici, ce qui l’aurait condamné et qui maintenant aurait pu le sauver : l’agent frontalier, chargé d’appréhender les migrants. Sa soif le taraudait, mais son instinct de survie privilégiait la recherche de cet autre monde, chimère dont tant de corps passés outre ces artifices que sont les frontières lui avaient  vanté les privilèges. Et puis d’autres comptaient sur sa réussite, ceux restés au pays dont la survie et la précaire sédentarité dépendait de ce passage. Sa soif ne faisait que peu de cas face à ces responsabilités. Mais, se le dissimulant vainement, il pressentait aussi que dans ce départ résidait un désir personnel de fuir un monde où la vie ne connaissait pas d’après-demain, où les expédients formaient un quotidien et la détresse des autres n’était que résonance de sa condition. Il avait vu petit à petit sa mère, sa sœur, ses cousines remplir les rangs des esclaves des maquiladoras ; ils savaient que les politiques changeaient, que les maîtres du monde s’attelaient à ériger des murs et surtout à les justifier, il savait qu’encore plus de frères de souffrance mourraient, que s’il avait été un opportuniste peu scrupuleux il aurait fait plus d’argent en se faisant fossoyeur dans un lieu proche de la muraille.

Le dogme du développement et les responsabilités du Nord

Certains lui avaient pourtant promis des aides, des bourses étudiantes, il y avait bien ça ou là des petites associations, majoritairement occidentales, tentant de pallier ce que leur propre gouvernement créait, appuyé par les élites locales corrompues. Mais sa souffrance était plus profonde, elle s’était ancrée dans son âme, depuis sa plus tendre enfance, il s’était toujours senti amoindri, ‘sous-développé’, comme les ‘surdéveloppés’ l’édictaient. Tellement répétée que cette qualification s’était imprégnée, cristallisée en lui, elle le définissait jusque dans ses tripes. Il pensait pourtant que ces stéréotypes étaient consubstantiels à une position géographique relative ; grimpé chez ceux qui définissaient le classement et détenaient les richesses, il espérait les conjurer … De même qu’ici nous avions une image déformée de son pays, lui l’avait du notre. A ceci près qu’elles étaient des images antagonistes : chez lui l’enfer, chez nous l’eldorado… il voulait passer de l’autre côté du mur…

Le délabrement des systèmes éducatifs et l’efficacité de la propagande occidentale réduisant le bonheur à un unique modèle, avaient limité ses possibilités de révoltes productives locales. Plus, elles avaient produit les effets escomptés, la victime pointant les mêmes buts uniques d’accès au bonheur que les habitants du pays rêvés visaient. La récente ingérence télévisuelle, s’étant propagée telle une maladie endémique, avait sa part significative dans cette philosophie. Les telenovelas, nouvelles boissons énergisantes, reportages vantant la modernité des villes du nord, les corps sculptés dans la pierre résultant de mois de diètes volontaires, les 4X4 rutilantes, instillaient dans les foyers une volonté de départ et non de changement social, fruit de la résistance. Au fond, dans sa quête de survie, il voulait d’un côté ressembler à ceux que de l’autre côté il abhorrait. Là encore les puissants pouvaient se congratuler en ayant réussi à étouffer dans l’œuf de possibles révoltes contre l’envahisseur économique et culturel. Elles restaient à l’état de larves… ou même ! quand elles se muaient difficilement en mouvements manifestes, les sirènes de la consommation occidentale rappelaient aux éventuels sceptiques que le bonheur résidait dans l’acte individuel qu’est l’achat et que la réussite était une histoire personnelle étrangère aux avantages hérités : nous avions tous les mêmes chances… n’était ce pas ce que les chantres braillaient ! Et, comme à la loterie, un exemple isolé berçait le candidat au départ de cette illusion qui s’abreuve parfaitement de la souffrance et de la soif d’une autre vie, que nous aussi étions capable de réussir là-bas. Un tel était arrivé clandestinement, avait sué, fait tous les petits jobs possibles mais y était finalement arrivé… où ?… il était maintenant directeur général d’une entreprise, brassait un chiffre d’affaire avec pléthore de zéros qui lui procurait une somme exubérante de chose matérielle qu’indigent il n’aurait même pas pensé s’acheter. Comble de la chose, il était reconnu et présenté en modèle par les politiques locales, il dînait avec les grands, les mêmes qui simultanément associaient l’immigré à un délinquant. C’est que le héros était un héraut annonçant la validité des modèles technocratiques : méritocratie, même chance pour tous, bonheur inhérent au modèle capitaliste ; chose rare, il fallait sauter sur l’occasion et de risque national l’ennemi devenait avatar propice. Celui qui voulait quitter ne savait pourtant pas que même dans les  urnes européennes, pays des droits de l’homme, les visages pâles condamnaient encore les fils d’immigrés d’antan. Les fils et leur père, comme si eux aussi avaient hérité de ce statut d’intérimaire, d’homme à tout faire venant combler un manque qui lorsqu’il se résorberait allait faire d’eux un trop. Maintenant la situation s’était inversée, on ne les appelait plus… on venait directement les exploiter à domicile.

Stigmatisation de l’immigré, perpétuation du déclin de l’état social

Les thuriféraires du concept de nationalité oublient pourtant trop souvent qu’elle n’est qu’une abstraction résultant de tracés frontaliers arbitraires. C’est ce sentiment identitaire dépeignant l’autre sous des traits qui distinguent qui amènent à ne pas voir chez lui l’ensemble de traits qui rapprochent. L’autre est noir, jaune, brun… intéressé, sa présence est une possibilité de vol d’une partie des biens que j’ai mis tant de temps à acquérir et amasser. Le modèle capitaliste est tellement achevé qu’il parvient à faire craindre à l’individu qu’on lui arrache ses richesses matérielles tout en lui extirpant dans un même temps ce qui avait fait la fierté sociale de son état et nous l’avait fait appelé providence. Pendant qu’on présente le voleur qui ne vole rien d’un côté, l’état généreux d’avant ne donne plus et retire d’avantage. La folie est que dans ce paradigme, la progression du mécanisme de réduction des avantages sociaux provoque immédiatement un accroissement de la crainte, concourrant à l’individualisme des sociétés que certains appellent démocratiques, nécessitant alors une intervention étatique limitée à cette fonction unique d’agent protecteur des biens obtenus en échange d’argent. L’étranger, affamé, dont le pays, pillé par les multinationales et nos gouvernements, est exsangue, s’avère dans cette équation le bouc émissaire idéal. Et l’invraisemblance est que dans ce conformisme aux valeurs occidentales de celui qu’on appellera bientôt l’immigré se fixe la peur de l’indigène du nord car tous deux veulent la même chose, ou en tous cas ce dernier le croit. Tout cela imbriqué dans une organisation complexe alimentée par la haine, la bêtise, la peur du lendemain, l’émulation, les politiques, les médias où lui, l’Immigré, est le coupable idéal, celui qui nécessite le moins d’investigation, celui qu’on pendait sur la place publique au Moyen Âge parce qu’il nous avait indiqué involontairement que notre système n’était pas capable d’amener à cette vérité qui chez nos gouvernants devenait une rengaine hypocrite et justifiante : liberté, égalité, fraternité.

La lente agonie des services publics, la déliquescence programmée des diverses protections sociales, la peur  de l’autre répandue dans nos actes quotidiens, l’ignorance, l’ineptie de nos médias, cherchant plus à se modeler au modèle économique dominant qu’à nous offrir un point de vue subversif et contestataire, nous aliènent et sont autant d’armes contre les immigrés et tous ceux qui tombent du train de la compétitivité et de la croissance économique.

Les mots sont en outre créateurs de réalité. Dans nos sociétés, il n’y a que l’indigent qu’on qualifie d’immigré. Celui qui vient travailler dans les institutions européennes à Bruxelles n’est qu’un travailleur temporaire même s’il s’installe ad vitam aeternam dans le pays ; le baroudeur n’est qu’un voyageur s’octroyant le sabbat pour visiter le monde qu’il refuse chez lui, les multinationales établies de force par les ajustements structurels orchestrés par la Banque Mondiale et le FMI ne sont composées que de laborieux volontaires percevant des salaires astronomiques et à qui l’on offre encore une prime pour se bronzer la pilule au soleil… Tous cela nous indique forcément que c’est le niveau socio-économique qui détermine l’octroi de l’identité d’immigré.

J’ai vu l’autre fois un immigré… il avait les yeux de mon ami, de mon père, de ma mère… de mon voisin. J’y ai vu la souffrance, le courage, parfois la résignation d’un être subjugué parce que des siècles de colonisation lui ont fait penser comme supérieur un être qui avait les traits blancs et l’argent ; je l’ai vu me servir dans un hôtel lorsque j’allais en vacances comme un bourgeois pour me reposer de ma bloc d’étudiant. Il m’a regardé et dans cette soumission de l’être qui est né d’arrières grands-parents, grands-parents, parents à qui l’on a toujours dit qu’ils étaient en retard, m’a glorifié pour avoir pu faire un voyage que le salaire d’un job d’étudiant d’un mois m’avait permis de financer là où lui aurait dû travailler 5 ans. Il avait tellement intériorisé le stéréotype qu’il voyait ma richesse comme le résultat d’une quête personnelle que lui n’avait pas atteint, par sa faute, son origine, sa naissance.

Le danger des politiques palliatives ou la nécessité d’agir sur le système

L’aide que les pays riches -parce que le développement d’un pays ne se mesurerait qu’à l’aune de son PIB- promulguaient le confirmait dans cette infériorité d’Etre issu d’un peuple inférieur. Personne ne lui disait qu’en vérité les fonds qui transitaient de sa terre natale aux pays riches étaient bien plus conséquents que cette charité tellement négligeable dont l’efficience était plus fourbe et médiatique que réelle. Il croyait être nourri par les puissants mais c’est au fond lui qui les alimentait  au détriment de sa propre qualité de vie. L’aide occidentale assurait aussi cette double fonction qui est à la fois de museler les peuples bénéficiaires dans une dépendance ainsi que de fixer idéologiquement la représentation des relations Nord-Sud chez les individus du peuple pourvoyeur : dans l’esprit du citoyen celui qui donne ne peut en effet être à la fois le responsable des effets qu’il tente de juguler.

En émigrant, l’individu ne faisait que répondre à ce que nos sociétés avaient créé, il était celui que l’on sacrifiait sur l’autel de la compétitivité et d’un néo-libéralisme sauvage, à la fois production du système obsolète et coupable d’une situation engendrée par ce même système.

Il y a une question simple qu’on se pose pourtant rarement et qui est si riche de sens : pourquoi dans nos pays dits riches si peu d’êtres désirent prendre le large… l’avenir politique, climatique, économique fera sans doute de ceux qui stigmatisent aujourd’hui l’immigré de possibles candidats à l’émigration…

Lui, c’était Rachid, Amédée, Enrique, Vladimir, Refika, Safiey… c’était mon frère, c’était celui que mes parents avaient accueilli lorsque j’avais trois ans. C’était celui qui pour moi n’avait jamais été un problème, il était noir, blanc, jaune, pleins de couleurs face à des monstres gris. Petits nous partagions nos jeux, plus tard nos idées ; il m’avait appris tant de choses, je rêvais ses racines tout en partageant l’illusion qu’il avait toujours été mon frère de sang… Réveil brutal ! Je dormais… la réalité est plus triste, plus fade… Rachid, Amédée, Enrique, Vladimir, Refika et Safiey sont ceux que demain notre gouvernement expulsera pour le seul crime d’avoir rêvé mieux…

A.P

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