Dans les « conseils pour être un bon journaliste », « l’épluchage » périodique de la presse occupe une place de choix. Pour celui qui ne se fait plus d’illusion sur la capacité d’analyse critique de la presse mainstream, cet exercice consiste à déceler les « perles », les mettre ensemble et déconstruire l’idéologie diffuse, mais aussi parfois rafraîchir quand il le faut la mémoire des amnésiques, nombreux. La richesse de l’indigence journalistique est toutefois si luxuriante qu’elle n’impose plus ce devoir quotidien pour s’assurer de déceler la perle. Il suffit maintenant, quelques fois par mois, au hasard du passage dans une librairie, d’acheter Le Soir ou La Libre – par exemple – pour se faire une idée des progrès de la propagande.
Exemple avec le Soir. Titre: « Les salaires belges dérapent encore ». Sous-titre : « Le handicap salarial (en gras dans le texte) de notre pays s’est creusé par rapport à nos voisins proches. Une nouvelle réforme nécessaire ? (Le Soir, 14 février 2013).
Petit décryptage :
- « Déraper » : indique métaphoriquement l’accident. Le Larousse donne comme définition à déraper, au sens figuré : « s’écarter de ce qui est normal, attendu, prévu et contrôlé » ;
- « encore » : comme si nous n’avions pas compris avant, malgré les avertissements, le phénomène se reproduit ;
- « Handicap » : « désavantage quelconque ; infirmité ou déficience, congénitale ou acquise ». Reste à lier le mot à l’adjectif « salarial » : « handicap salarial », terme qui s’inscrit depuis peu dans celui de la novlang, repris aussi bien dans les quotidiens nationaux que dans la newsletter de la Fédération des Entreprises de Belgique, laquelle notait dans un article en ligne du 14 février, également : « les coûts salariaux continuent à déraper ». De là à dire que Le Soir et la FEB font appel aux mêmes rédacteurs ((Les coûts salariaux continuent à déraper » (http://vbo-feb.be/fr-be/Dossiers/Economie-conjoncture/Competitivite/14-02-Rapport-technique-CCE/));
- « voisins proches » : la référence à la proximité indique implicitement que la différence qui a lieu près de chez nous ne s’explique pas, et que l’on pourrait dès lors rejoindre la norme des pays limitrophes. Sans jamais, évidemment, dire que ces pays voisins pourraient eux-mêmes se référer à nos normes de voisin proche ;
- « nouvelle réforme » : ces réformes suivent un cours normal, il y en a déjà eu et il y en aura encore. Cela exprime l’idée d’un processus dont il ne faut pas se méfier.
- « nécessaire » : jamais on n’entendra dire que ces réformes n’ont rien du nécessaire, et tout de l’arbitraire ;
- « ? » : le point d’interrogation, essentiel car il invite à penser que l’on se pose la question et que va suivre une analyse objective pour tenter d’y répondre, alors qu’au fond on propose déjà une solution à une situation que le titre principal interprète – « dérapent « . La « réforme » empêchera le prochain « accident ».
Ce titre, en première page, sera vu, même par un lecteur qui n’ouvrira pas le journal. C’est donc, plus qu’un titre, un message qu’on veut faire passer ; prouver qu’il faut réformer au plus vite : « le dérapage altère la compétitivité des entreprises du pays. Si les salaires augmentent plus vite en Belgique qu’ailleurs, les entreprises vendront leurs produits plus cher, ce qui peut nuire à l’économie du pays et, dans le pire des cas, contribuer à des délocalisations d’entreprise. » La conclusion arrivant dans la dernière colonne de l’article : « il n’en reste pas moins vrai que ce rapport [du Conseil Central de l’Economie] confirme la thèse selon laquelle une réforme s’impose en Belgique, et que les mesures prises à ce jour n’y suffiront pas ».
C’est une évidence médiatiquement construite. On ne parlera jamais de handicap actionnarial, et si on le fait ce sera dans le sens d’un trop peu perçu par les actionnaires ; de handicap des intérêts notionnels, de handicap des aides publiques aux entreprises qui délocalisent ; de handicap bancaire, à savoir les remboursements des banques en faillite.
Habituons-nous, car les « handicaps » se multiplieront par les temps qui courent.
A.P.