N’avez-vous jamais cette impression d’étrangeté, ce sentiment trouble que des changements, peut-être irrémédiables, ont affecté et affectent la nature humaine, et que les forces en présence sont si importantes que tout combat est vain? Un passage aux heures de pointe dans le métro bruxellois en offre un tableau saisissant. L’aliénation technologique aux téléphones mobiles, les casques greffés sur les oreilles, nourrissent l’individualisme et atomisent la société en particules qui interagissent, presque sans se rencontrer. C’est effrayant. D’autant plus que nous-mêmes en sommes les réceptacles.
Cela ne veut pas dire que je feins de ne pas voir qu’à côté, des luttes se déroulent, mais c’est plutôt que la vision d’ « ensemble » donne à ces luttes un goût bien innofensif. Télévision, téléphone mobile, console, mode, loisir, look, tout, dans notre société, marque une acceptation tacite du sujet de sa condition, qu’il ne perçoit même plus comme déterminée par son histoire et son inscription dans cette société: il est cette société, il est ce qu’elle voulait qu’il devienne, tout en se pensant, en toute bonne foi, libre de ses choix et de tout ce qui l’a fait, et de ce qu’il fait.
Comme le disait Herbert Marcuse, « dans les secteurs les plus avancés de cette civilisation, les contrôles sociaux ont été introjectés à un point tel qu’il ne faut pas s’étonner si les forces oppositionnelles de l’individu ont été profondément affectées. Le refus intellectuel et émotionnel du conformisme paraît être un signe de névrose et d’impuissance (…) Mais le terme « introjection » ne décrit peut-être plus la manière dont l’individu renouvelle et perpétue les contrôles extérieurs que la société exerce sur lui. L’introjection évoque les démarches plus ou moins spontanées par lesquelles l’Ego fait passer l’ « extérieur » dans l’ « intérieur ». Ainsi, l’introjection implique l’existence d’une dimension interne antagonique qu’on peut dissocier des impératifs extérieurs – une conscience, un inconscient individuels distincts des opinions et des comportements publics. Dans ce dernier cas, l’idée d’une « liberté extérieure » aurait sa réalité : elle désignerait l’espace privé dans lequel l’homme peut devenir et rester « lui-même ». Aujourd’hui la réalité technologique a envahi cet espace privé restreint et l’a restreint. L’individu est entièrement pris par la production et la distribution de masse (…) Les divers processus d’introjection se sont cristallisés dans des réactions presque mécaniques. Par conséquent il n’y a pas une adaptation mais un mimésis, une identification immédiate de l’individu avec sa société et, à travers elle, avec la société en tant qu’ensemble » ((Marcuse, H., L’homme unidimensionnel, Editions de Minuit, Paris, 1968, pp. 37-38))
Si le changement unitaire et global est possible, ce n’est qu’en passant par cette refondation complète du rapport de l’homme au monde extérieur qu’il se fera. Le reste suivra.
Si vous êtes conscient, il est donc normal que vous ayez peur.
A.P.