Les événements qui ont eu lieu à Gaza, ont encore lieu et auront encore lieu sont, outre le produit d’intérêts géostratégiques, le résultat de mécanismes identitaires. Si la majorité israélienne soutient Tsahal et le gouvernement israélien, c’est qu’elle est persuadée, et se persuade, qu’elle est du côté du bien.
Le pêché suprême, pour ces défenseurs de la ligne officielle de l’État « hébreux », est donc assez logiquement de voir « un des leurs » défendre le « camp adverse ». Le « traître » risque en effet de souligner avec cinglant les conjointes possibilités de faire partie du groupe – des Israéliens – tout en refusant la position officielle de celui-ci ; d’être donc un Israélien pro-palestinien. Les conséquences de celui qui ose ainsi affirmer son identité tout en dénonçant les exactions israéliennes, sont donc risquées, comme a pu le vivre ce jeune dans une manifestation pro-israélienne (voir ici ).
Cela fait que sans opposition radicale à la politique israélienne, extérieure aux deux pays concernés, aucune résolution du conflit ne sera possible. C’est que la « réalité israélienne », plus que d’autres, existe dans l’opposition à un « Autre ». Israël, agrégat disparate de multiples nationalités émigrées, nation exutoire de l’histoire européenne, renforce, et crée, une identité nationale, faible par essence, sur l’opposition à un Autre « Palestinien ». Dans des conditions « normales » déjà, « la seule preuve de “réalité” qui soit importante à l’égard des caractéristiques de groupe est une preuve de “réalité sociale”. Les caractéristiques de son propre groupe (son statut, sa richesse ou sa pauvreté, sa couleur de peau, sa capacité à atteindre ses buts) n’acquièrent de signification qu’en liaison avec les différences perçues avec les autres groupes et avec leurs différences évaluatives […] La définition d’un groupe (national, racial, ou tout autre) n’a de sens que par rapport aux autres groupes » ((Tajfel, H., « La catégorisation sociale », dans Moscovici, S. (sous la direction de), Introduction à la psychologie sociale, Vol. 1, Paris, Librairie Larousse, 1972, p. 295)). Que serait donc l’Israélien, et Israël, sans la haine qu’il a du Palestinien ((Nous généralisons également par souci rhétorique))? Son orgueil national repose paradoxalement sur la destruction de l’autre que nécessite la colonisation israélienne ((Faut-il encore montrer cette carte qu’on voit ici et là dans les groupes qui défendent les droits des Palestiniens, illustrant l’extension progressive d’Israël dévorant petit à petit les terres des arabes depuis 1948)) tout en ayant besoin de cet Autre – palestinien – pour se définir.
Troublant, mais toutefois évident, la haine et les crimes de l’État israélien génèrent et alimentent en retour une haine de l’Israélien, homogénéisante. Norman Finkelstein, juif américain défenseur impénitent de la cause palestinienne, l’explique simplement dans le film qui lui est consacré ((American Radical, Un film de David Ridgen et Nicolas Rossier, Baraka Productions, Disponible en DVD chez les Mutins de Pangée)). Discutant avec une amie palestinienne à qui il avait toujours tu son identité juive, il lui posa cette question, profondément et volontairement déstabilisante par l’aveu qui allait suivre sa réponse : « Est-ce que tu aimes les Juifs« ? Tout naturellement, elle répondit « non ». « Et bien, je suis Juif », lui dit Norman. Son amie expliquera plus tard : « Je réalisais que je venais juste de parler à quelqu’un dont j’avais avoué juste avant que je le détestais ».
L’expérience que relate Finkelstein questionne profondément l’identité et introduit le principe essentiel de son dépassement pour « voir à travers d’autres yeux« . Il implique de confronter les faits de façon la plus objective possible. Non pas d’étaler les formules de défense classique, celles qui naissent d’une défense identitaire réflexe et reproduisent l’aveuglement face à la réalité. En témoigne, par exemple, l’attaque du CRIF ((Conseil Représentatif des Institutions juives de France)) contre Stéphane Hessel, qui appuyait la campagne Boycott, désinvestissement, sanction : « Israël est la cible unique de ce boycott et M. Hessel, qui s’identifie lui-même à la défense universelle des droits de l’homme, a fait de la détestation d’Israël une véritable obsession » ((Voir http://www.crif.org/?page=articles_display/detail&aid=23372&returnto=accueil/main&artyd=70)). Le président du Crif, M. Prasquier, continuait : « n’est-il pas baroque qu’il n’ait jamais trouvé motif à boycotter la Syrie de M. Assad, la Libye de M. Khadafi ou la Birmanie des généraux ? ». Défense classique donc, dans le but d’éloigner le regard sur les crimes de son groupe – défense qui introduit toutefois paradoxalement la reconnaissance implicite de ce que l’on reproche – en se focalisant sur ceux des autres.
Mais ce vécu qu’exprime Norman Finkelstein introduit aussi l’importance qui est de lutter contre une injustice plutôt que de défendre un groupe identitaire particulier. Orwell en faisait implicitement un principe: « On devrait changer de camp chaque fois que la victime arrive à prendre le dessus ». Simone Weil exprimait la même idée : « Si on sait par où la société est déséquilibrée, il faut faire ce qu’on peut pour ajouter du poids dans le plateau trop léger… Mais il faut avoir conçu l’équilibre, et être toujours prêt à changer de côté, comme la justice, cette fugitive du camp des vainqueurs » ((Ces deux citations proviennent de l’ouvrage de Simon Leys, Orwell ou l’horreur de la politique, Plon, 2006, pp. 26 et 90)).
Pour ne pas voir l’humanité commune qui unit à l’Autre, il faut le détester. Éviter toutes possibles rencontres avec lui, sa souffrance, les causes que nos croyances et nos actes provoquent sur son existence.
La plupart des sionistes ne comprendront pas cela. Il leur faudrait certainement vivre une expérience bouleversante de rencontre inopinée, donc improbable, et qui remettrait fondamentalement en question leur perception existentielle.
Expérience où ils ne pourront que sentir que le Palestinien, comme eux, est un être humain.
A.P