Alors que la crise s’approfondit dans des manifestations dont une lucidité, même peu élaborée, ne pouvait qu’anticiper les surgissements, Le Soir titrait (26/10/2012), après l’annonce de la fermeture de Ford Genk : « dix solutions pour ne plus vivre ça ». Passant de la régulation des formations, à la surveillance des coûts salariaux, le quotidien évoquait le jeu sur la flexibilité, ne pas ennuyer les entreprises, ou encore se lancer plus facilement. Comme si la situation présente n’était que la résultante d’une incurie dont on pourrait résoudre les pires effets en agissant sur certaines variables trop peu prises en compte (la flexibilité, la dérégulation, la compétitivité), le quotidien, comme tant d’autres faiseurs d’opinion, voyait dans la crise, un simple accident de parcours. Fort de cette impartialité affectée dont il se prévaut ((Comme lorsqu’ils s’attaqua aux «tabous de la société belge» (février 2012), notamment l’indépendance des médias)), Le Soir participait donc à la litanie, plus qu’habituelle, des remèdes simples qui permettront à nos économies d’émerger, remèdes qui ne sont pourtant, à y regarder de plus près, que les causes qui ont participé à la situation présente. Mais leurs conseils ont cette fois-ci des résonances criminelles, car il est bien assuré que si nous persistons à nourrir ce qui est, ici et maintenant, une crise multiple et profonde de la civilisation, mettant en suspens notre futur, il faudra, si nous nous en sortons, mettre à l’index ceux qui nous y ont conduits.
Compétition demeure pourtant, en filigrane, le maître mot : « D’autres pays [que la Belgique] ont des traditions sociales différentes. On peut parfois y licencier plus facilement, y travailler plus longtemps. Une comparaison internationale est parfois défavorable à la Belgique ». La raison est-elle morte ? La compétition, exacerbée, se fait toujours au détriment d’un autre, elle est une obligation sans fin qui voit toujours le pays qui a décidé de dérégulariser, flexibiliser, réduire les « charges » sociales… dépasser par un autre dont les conditions antérieures n’avaient pas permis de satisfaire la soif de profit des patrons d’entreprise et actionnaires, mais qui maintenant décide de faire « mieux », donc pire. Doucement, pourtant, on nous fait accepter de réparer ce qui n’est que la résultante de gabegies sans nom, sous l’euphémisme des « réformes nécessaires », comme au Portugal où les travailleurs vivaient ce premier novembre 2012 leur dernier jour férié – en plus des trois jours fériés supplémentaires que le gouvernement a décidé de leur retirer. Cette mesure, s’ajoutant à une« modération » salariale et à une augmentation du temps de travail, donnera peut-être au Portugais quelques mois de répits. Sûr, dans ce cas, que chômage, misère et déréliction sociale se révèlent une opportunité pour le patronat, soutenu par le bras relais infaillible de sa propagande : les médias, qui nourriront l’espoir de la « reprise » par quelques « signes », grotesques. Ainsi d’un JT de la chaîne publique belge où le journaliste voyait dans la venue d’une actrice américaine – Nicole Kidman – à Bruxelles pour cinq semaines de tournage un bon point pour l’économie : une cinquantaine d’emploi créés pendant cinq semaines ! ((Le 12 minutes, RTBF, 25/10/2012)). D’autres sont plus « sérieux », escomptant une micro-reprise de la croissance économique américaine par les millions de ventes de l’ipad 5, sans se questionner bien évidemment sur les conditions humaines et naturelles de leur production…
Dans ce contexte, la fermeture de l’usine Ford de Gand est évidemment une catastrophe sociale, mais n’est que le produit de nos sociétés. La grande catastrophe est pourtant de nous laisser croire qu’on pourra continuer dans la même voie, que la croissance reviendra, qu’une société a besoin d’usines à bagnoles. Que nous pourrons continuer à produire des voitures, encore et toujours plus ! Qu’il faut faire comme avant. Mais c’est qu’à force de promouvoir les mêmes solutions – plus d’avions, de voitures, de centres commerciaux… pour plus de croissance -, se crée le conditions de l’indispensabilité. André Gorz notait cette contradiction à propos de l’automobile : « La bagnole a rendu la grande ville inhabitable. Elle l’a rendu puante, bruyante, asphyxiante, poussiéreuse, engorgée au point que les gens n’ont plus envie de sortir le soir. Alors, puisque les bagnoles ont tué la ville, il faut davantage de bagnoles encore plus rapides pour fuir sur des autoroutes vers des banlieues encore plus lointaines. Impeccable circularité : donnez-nous plus de bagnoles pour fuir les ravages que causent les bagnoles » (…) « La vérité, c’est que personne n’a vraiment le choix : on n’est pas libre d’avoir une bagnole ou non parce que l’univers suburbain est agencé en fonction d’elle ».
Quand prendrons-nous conscience de nos erreurs?
A.P