Lorsqu’un wagon sort des rails, la locomotive s’affole

Les chiens de garde sortent leurs crocs rapidement lorsque ceux qu’ils pensent l’un des leurs dénonce les structures du pouvoir, lesquelles, telles des demeures de dieux dans des lieux intouchables, n’ont pas droit d’être invoquées sous un aspect autre que positif. La sortie du cadre de pensée tacitement autorisé, par le Ministre Paul Magnette, offre la preuve de ce bâillonnement idéologique où l’on peut penser tant qu’on pense ce que pense l’ordre dominant, tout le reste étant inacceptable : « Il a eu raison [évoquant Paul Magnette] de dire ce qu’il pense mais par contre ce qu’il pense dans ce cas-là, c’est inacceptable. Je suis totalement opposé à toute forme de populisme qui prend systématiquement l’Europe pour cible, c’est une erreur très grave; c’est ce qui fait se développer l’euroscepticisme et c’est ce qui met en difficulté l’Union Européenne » (Didier Reynders, MR, Ministre des Affaires étrangères).

Peut-on attendre quelque chose d’autre d’un ancien membre du G7, président du G 10 et de l’Ecofin, qu’une défense inconditionnelle de l’ordre dominant ? Il ne lui plaira pas dès lors d’entendre briser le pacte du consensus faux par Magnette :

« La Commission Européenne prépare 15 ans de récession pour l’Europe » (La Libre). Il renchérit sur les ondes de la Première : « D’un côté, on a souscrit nous-mêmes des engagements, on a dit nous-mêmes, oui, on va faire moins de 3% de déficit, on a accepté de renforcer encore les pouvoirs de la Commission, donc on doit respecter nos engagements. Mais d’un autre côté, ça ne doit pas nous empêcher de continuer à tenir un discours critique à l’égard de la Commission. La Commission d’aujourd’hui est une Commission de droite qui a une vision ultralibérale, je le vois dans la libéralisation du secteur public mais je le vois et on le voit aussi dans la discipline budgétaire qui, je pense, est beaucoup trop intrusive, elle n’a pas encore aujourd’hui la légitimité démocratique pour décider à la place des Gouvernements et donc elle doit, dans l’exercice de ses pouvoirs qu’on respecte, faire preuve quand même d’une certaine humilité, d’une certaine retenue et laisser aux États, le choix au moins des moyens pour atteindre cet objectif » (La Première).

Non ! Reynders lui répondra qu’ « on ne peut pas au même moment demander au parlement de faire en sorte que la Commission Européenne intervienne pour ce qu’il se passe en Hongrie et puis dire que quand il s’agit de critiquer la situation en Belgique, la Commission ne peut rien dire ». Dichotomie spécieuse que crée là Reynders, visant à cacher les fondements communs des interventions de la Commission dans les deux pays : s’assurer que ces derniers respecteront les deux piliers dictés par la Commission, à savoir rigueur budgétaire et démocratie de surface.

Il ne faudra pas attendre longtemps les autres réactions :

– Elio Di Rupo (Premier Ministre) à la chambre : « La Belgique a une longue tradition pro-européenne et c’est de notre intérêt de la maintenir. Chacun peut avoir son point de vue mais l’Europe reste notre base commune ». Rappelant donc son Ministre aux ordres, et reléguant ses positions à des « points de vue », des opinions qui, si elles heurtent la doxa européenne, doivent rester confinées aux domaine de l’individuel.

– Le porte-parole du Commissaire européen Olli Rehn a voulu relativiser : « Dans les périodes difficiles, il est toujours facile de critiquer l’arbitre, et c’est aussi rentable pour un politicien », a déclaré Amadeu Altafaj. Lequel a rappelé que le seuil de déficit budgétaire admis de 3% pour les États n’était pas un diktat de la Commission européenne dès lors que ces mesures avaient été approuvées par certains d’entre eux. Au fond, pour ces personnages, la soumission n’en est plus une dès lors que les mesures « nécessaires » précèdent les injonctions de la Commission. Et aucun problème ne se pose dès lors qu’on attribue à celle-ci le rôle d’arbitre, dont il faut rappeler la définition : « personne que son autorité désigne pour concilier des intérêts opposés ». Dans ce rôle, la Commission n’impose donc rien à des pays et des individus qui s’y opposeraient : l’arbitre n’impose pas la faute ni les règles du jeu, il constate et sanctionne. On est très proche de la naturalisation de la politique, où la neutralité s’assimile à de la naturalité, et rapproche dès lors ce qui est choix politique – ultralibéral – à de l’apolitique dès lors que cela ne procède pas d’une orientation particulière mais de l’ordre de quelque chose de… météorologique. On se rappelle, notamment, les propos d’un Alain Minc : « Je ne sais pas si les marchés pensent juste, mais je sais qu’on ne peut pas penser contre les marchés. Je suis comme un paysan qui n’aime pas la grêle mais qui vit avec […]. Il faut le savoir, et à partir de là, agir comme s’il s’agissait d’un phénomène météorologique ». Il va donc plus loin que Reynders et les chiens de garde belge, puisque Minc annonce clairement que la vérité n’a pas d’importance ((On consultera avec intérêt à ce sujet le « bêtisier capitaliste » des Renseignements généreux : http://www.les-renseignements-genereux.org/collections/betisier_capitaliste/)): il pleut et c’est tout! qu’importe si c’est le voisin qui pointe son tuyau de jardin vers le haut.

Dans cette naturalisation du fait politique, science et université sont de bons soutiens. On ne comprend pas alors, à l’instar de Van Rompuy, comment un « vrai spécialiste de l’Europe » qui a dirigé l’institut d’études européennes de l’ULB, peut se fourvoyer ainsi. Attention Monsieur Magnette !, encore un peu et on vous déclasse dans les « faux spécialistes de l’Europe »… depuis quand a-t-on demandé aux spécialistes de réfléchir ? : fais des articles scientifiques que personne ne lit, critique qui tu veux, mais pas dès que tu es un personnage public.

Commission européenne : l’idéologie réalisée

Ce même porte-parole cité plus haut rejette l’accusation d’ultralibéralisme avancée par Magnette : « La Commission européenne n’est pas néo-libérale, socialiste ou écologiste. Nous avons des hommes politiques de tous les partis ». Prétextant  cette fausse neutralité, que les gens du pouvoir affectionne, sous le fait qu’il y aurait différents partis représentés à la Commission, Monsieur Altafaj feint de ne pas savoir qu’on peut être – et en l’occurrence qu’ils le sont – socialistes, libéral, centriste, écologiste tout en étant ultralibéral. Y-aurait-il toutefois quelques trublions au sein de la Commission, qu’il ne pourrait à eux seuls remettre en cause l’orientation ultralibérale de la structure.

– « Vraiment stupide et arrogant » (…) « L’arrogance du PS qui pense que toute l’Europe est dans l’erreur est en fin de compte inacceptable. Ce n’est pas avec des insultes (Sic !) qu’on va s’en sortir », (Bart de Wever, nationaliste flamand de la N-VA… et oui, des nationalistes pro-européens) espérant que « L’Europe maintiendra la pression sur Di Rupo (…) et que l’appel à des réformes sera suffisamment fort pour que personne ne puisse l’ignorer ».

La persistance dans l’erreur est donc la règle d’or, et dès lors l’illogisme logique ne choque plus, « cet enchaînement absurde dans lequel les hausses des taux d’intérêt déclenchées par les attaques de panique spéculative dégradent cumulativement les soldes budgétaires (le service de la dette creuse le déficit qui alarme la finance qui fait monter les taux qui augmentent le service de la dette…), à quoi les politiques économiques répondent en approfondissant la restriction… et les dettes ((Sur le toboggan de la crise européenne, Le Monde Diplomatique, décembre 2011)) ». Car dans un système où production et consommation sont tellement bien imbriquées, moins distribuer c’est restreindre la consommation et les rentrées fiscales, et donc approfondir la dette.

Faut-il pourtant rappeler à nos dirigeants fourvoyés que les déficits étaient bien moindres en 2008, avant la crise financière qui a vu les États venir en aide – d’urgence – aux banques en défaut… ? S’ensuivra la précipitation des déficits que reprochent aux États les agences de notation, face à des banques qui feignent de n’avoir plus rien à voir dans l’affaire et continuent à nourrir copieusement patrons et actionnaires.

Mais cet aveuglement a tout sauf les traits de la cécité. Il faudrait plutôt y voir les principes de la concordance créée entre faits et pensée – magique ? –, dans une forme d’aller-retour bénéfique à certains : « L’idéologie se fait chose pour faire des choses ; et l’analyse doit suivre les métamorphoses qui transforment le discours dominant en mécanisme agissant. Le discours dominant n’est que l’accompagnement d’une politique, prophétie qui contribue à sa propre réalisation parce ceux qui la produisent ont intérêt à sa vérité et qu’ils ont les moyens de la rendre vraie. Les représentations dominantes s’objectivent continûment dans les choses et le monde social enferme de toutes parts, sous formes d’institutions, d’objets, et de mécanismes (sans parler des habitus des agents), de l’idéologie réalisée ((Bourdieu J. La production de l’idéologie dominante, Éditions Raisons d’agir, pp.104-105)) ».

Les médias complices

Ce qui se révèle, c’est aussi que dans l’accord tacite de tous à l’ordre néolibéral, les médias se contentent de se faire les porte-parole des positions des agents politiques, même lorsque l’un d’eux « sort des rails » de la pensée unique, puisque le troupeau est bien gardé, malgré quelques brebis égarés. Lorsque ce dernier cas se produit, les journalistes, comme jamais ils ne le font, ne tenteront d’expliquer le fond du problème et en quoi Paul Magnette exprime une idée bien ancrée dans le réel, c’est-à-dire en quoi la Commission européenne est un organe anti-démocratique au service des banques. Dans ce jeu politique, les médias forment le grand arbitre d’un jeu dont toutes les forces sont déjà soumises au capital. L’apparence de neutralité occulte la véritable fonction qui devrait être celle du journaliste, à savoir rétablir l’équilibre en faveur du plus grand nombre.

Mais ce n’est pas là chose vraiment étonnante dès lors que l’on reconnaît que une des caractéristiques majeures de la Commission est celle d’un organe de propagande, « et il est vrai que l’acharnement dogmatique envers et contre toutes les infirmations du réel est la dernière chose qui impressionne vraiment l’Europe (Idem)) ».

Un moment donné toutefois faudra-t-il logiquement que le mécontentement fasse place à la hargne, devant des institutions et leurs pantins qui continuent inexorablement dans la voie de la barbarie. Mais la hargne, qui reste confinée au domaine de la mauvaise humeur, n’épouvantera pas ceux-ci dès lors qu’on vendra sa liberté à des soldes annuels. Il faudra donc aller plus loin… et à partir de là, ils pourront craindre…

Il faudra toutefois avant que nous comprenions la possibilité du découplage entre marché et politique européenne qui se répercute sur chaque niveau inférieur de pouvoir. Et qu’il n’y a pas que des « hommes et de femmes politiques flamands qui se cachent derrière la Commission Européenne » (Magnette) : tous s’en servent comme paravent trompeur. « Il faudra comprendre et faire comprendre que “le pouvoir irrésistible des marchés” n’existe que par la soumission au pouvoir financier des gouvernements auxquels il sert d’alibi pour reprendre à leur compte “ la guerre que le capitalisme a déclaré à la classe ouvrière” d’abord, à la société ensuite ((Gorz, A., Misères du présent, richesse du possible. Editions Galilée, Paris, 1997, p.40)) ».

A.P

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