La décroissance vue par les convaincus… de la croissance

L’idéologie se fait chose pour faire des choses ; et l’analyse doit suivre les métamorphoses qui transforment le discours dominant en mécanisme agissant. Le discours dominant n’est que l’accompagnement d’une politique, prophétie qui contribue à sa propre réalisation parce ceux qui la produisent ont intérêt à sa vérité et qu’ils ont les moyens de la rendre vraie. Les représentations dominantes s’objectivent continûment dans les choses et le monde social enferme de toutes parts, sous formes d’institutions, d’objets, et de mécanismes (sans parler des habitus des agents), de l’idéologie réalisée. Pierre Bourdieu, La production de l’idéologie dominante.

Le traitement médiatique d’un sujet comme la décroissance, remise en question d’un fondement de nos sociétés capitalistes : la croissance, peut sembler a priori des plus neutres lorsqu’il est fait par une émission, Question à la une, qui se dit «mener l’enquête dans un esprit « poil à gratter », sur un ton à la fois pertinent et impertinent et « avec le pied dans la porte » s’il le faut ». C’est qu’ils n’ont pas froid dans le dos à la RTBF ! C’est là pourtant chose étrange lorsqu’on sait qu’une chaîne télévisée, ou tout autre média commercial, s’inscrit dans cette structure socio-économique qui détermine donc pleinement ce qu’elle peut dire et ne pas dire, les limites à ne pas dépasser et les impertinences pertinentes. Comment la RTBF pourrait-elle alors traiter de façon neutre dans son approche la simplicité volontaire, elle qui nous abreuve copieusement de publicités et racole progressivement dans une course à l’audimat empruntée au style de la chaîne privée RTL – pour laquelle on se dispensera d’arguments critiques tant elle a valeur de dépotoir ((Pour l’émission voir http://www.youtube.com/watch?v=KDpW5ecncKY, http://www.youtube.com/watch?v=y6lvBJlJD3s))?

Elle ne le peut pas, et donc feint de le pouvoir. Ainsi retrouve-t-on dans l’approche faussement objective de la simplicité volontaire et de la décroissance choisie par l’émission, les classiques du traitement médiatique de l’« étrangeté » : « combien sont-ils en Belgique à partager les idées de la simplicité volontaire ? », questionne en voix-off la journaliste, alors que nous voyons sur l’écran des individus autour d’une table filmés d’un point situé hors de la pièce où se situe l’action. « En Belgique, reprend la journaliste, on estime qu’un demi-millier de personnes adhère officiellement au mouvement ; elles forment même une sorte de club »… Dans cette façon de filmer, dans les mots utilisés (« On estime », « club », « mouvement »,  « combien sont-ils… »), on suggère l’étrangeté, l’anormal face à une norme reprise, sans qu’on doive l’expliquer, quotidiennement par la RTBF, le monde médiatique, et la société en général. Ces anormaux, au sens de ceux qui questionnent la norme de la société de consommation et souhaitent ne plus la suivre, sont implicitement associés à une secte – un « club » –, ou à des individus qui doivent se soigner : « ici [dans les groupes de parole de simplicité volontaire], ils racontent leur parcours de simplicitaires, un peu à la manière des alcoolique anonymes », explique la journaliste.

« ça ne vous gêne pas, c’est contradictoire quand même ? »

Évidemment, on retrouve également dans cette approche de la décroissance les tentatives de discrédit que l’on rencontre dans le monde social de tous les jours, en particulier celle qui cherche le moindre indice d’« incohérence » : « Mais qu’est-ce que cette noix de coco fait-là ? », demande d’une ingénuité affectée la journaliste à un représentant de la simplicité volontaire qui lui fait voir le contenu de son frigo. « Dans cette alimentation, répond celui-ci,  on apprécie assez bien aussi quelques fruits exotiques, dont les noix de coco »… « qui ont voyagé ! » reprend la journaliste en lui coupant la parole. « Qui ont voyagé, tout à fait, et alors ici quelques olives qui ont voyagé d’Espagne jusqu’ici ». « Ça, ça ne vous gêne pas, c’est contradictoire quand même ? », entonne la journaliste dans un refrain bien connu. Voilà là la grande attaque, au niveau individuel, contre les mouvements de la décroissance et de la simplicité volontaire, qui tente de leur faire perdre toute crédibilité. Vous auriez deux voitures dans votre ménage, partiriez deux/trois fois par an en avion dans un lieu exotique, consommeriez sans vous questionner tout ce qu’on vous propose au supermarché… là, conforme à la norme, point de reproches on vous ferait ; par contre, si vous remettez en question le système et tentez d’échapper autant que faire se peut à son emprise, on vous demande d’être parfait, sans contradiction ; d’être cohérent. Mais cette injonction tacite élude la réalité du problème : nous ne pouvons sortir complètement du mode de société qu’on nous impose, et crée l’illusion de l’argumentation suprême qui révèle l’impossible.

Or, si la cohérence implique l’union étroite de l’individu avec ses idées, contraires au système, n’étant pas maître de ce système, il ne peut totalement y être étranger. Certains, devant cette impossibilité, cette hétéronomie imposée, pousse le plus loin possible les expériences contra-système, et se voit alors qualifier de « radicaux ». Comme nous l’avions pourtant évoqué à propos de la bagnole « la radicalité se mesure trop souvent en fonction d’une minorité agissant différemment de la masse, au lieu de se faire à l’aune d’une certaine norme morale. Dans ce cadre, on ne questionne pas les valeurs portées par la pensée dominante, prise comme neutre idéologiquement, mais uniquement l’écart par rapport à cette norme majoritaire arbitraire. Dès lors, ce qui est majoritaire paraît ne plus pouvoir être reconnu comme du domaine du radical ((http://www.espritcritique.be/?p=1872#more-1872)) ».

La norme qu’on nous impose n’a donc rien d’anormal pour ceux qui l’acceptent, à l’instar du journaliste qui en adoptant cette approche cinématographique ne fait que répondre à une logique sociale dominante, persuadé pourtant qu’il agit librement « avec le pied dans la porte, s’il le faut ».  De son côté, le réceptacle du message télévisuel a accepté les fondements que celui-ci contient avant même de l’avoir vu ; ce message n’apportera donc pas de modification majeure dans sa façon de pensée… il ne convaincra que les convaincus de chaque groupe.

Lorsque la journaliste énonce en voix off : « de toute évidence, Claire et Antoine ne manquent pas de ressources, alors pourquoi se contenter d’une Yourte ? », la réponse des concernés ne peut suffire à détourner de toute la puissance de domination symbolique et pratique qui se trouve dans la question. La poser, c’est énoncé en filigrane une réponse seconde, implicite, celle dictée par nos modes de vie et l’idéologie dominante : avoir des ressources, synonyme dans la question d’avoir de l’argent, implique nécessairement d’adopter le mode de vie confortable telle que la société définit ce qui est confortable. Dans cette norme, yourte, maisons en paille, dôme, absence de voiture… simplicité, sont des manques et ne se justifient pas si, en plus, on a les « ressources » – si on ne les a pas à portée, on s’endettera.

Toute présentation des actions « hors-système » se rapportera, implicitement ou non, à la puissance de la logique du système auquel les individus tentent d’échapper. Ce n’est donc jamais le système dominant qui sera questionné à l’aune des contre-exemples qu’on lui oppose, mais ces derniers qui seront démontés au regard du système dominant. La recherche ne prendra donc pas la forme d’un questionnement mais celle d’un interrogatoire où l’individu devra se défendre de ce qu’il est et se justifier. Dans cette interrogatoire, toute contradiction prouvée annulera implicitement tous fondements de la dissidence au système dominant ((Le travail ayant sa place de choix dans l’idéologie néolibérale dominante, il n’est pas anodin que la journaliste interpelle vivement au milieu d’une réponse un habitant d’un habitat groupé par un « vous travaillez!? », un « non » lui ayant offert une « preuve » en or)) :

– Arnsperger Christian : « j’essaye juste de dire ce que je pense qu’on devrait tous faire »

– Journaliste : « mais que vous ne faites pas non plus ! »

– A.C. : « Que je ne fais pas plus que les autres parce qu’on est très, très loin dans l’autre sens ».

L’interview de Christian Arnsperger, universitaire et objecteur de croissance, s’institue directement dans une forme de réquisitoire où l’interrogé doit faire montre de sa totale bonne volonté, donc de sa cohérence. Devant cette impossibilité, la journaliste, représentant de la bienpensance, peut continuer son entretien et déployer un questionnaire moins accusateur étant donné que l’interviewé est déjà institué dans sa position incohérente : « il a beau être dans le système, ce que prône Christian Arnsperger c’est une véritable révolution (voix off) ».

Les experts croissantistes de la décroissance

Point de questionnements par contre sur le mode de vie du patron de la bourse Vincent Van Dessel (VVD), puisque ce dernier adopte celui, dans le style haut-standing décomplexé, que légitime et prône la société capitaliste. Pas besoin donc de le questionner sur son empreinte écologique, sa pratique du golf : « j’ai découvert le golf d’abord à Keerbergen, près de Malines, au Zoute ensuite ((« Le réseau du patron de la Bourse de Bruxelles » http://trends.levif.be/economie/actualite/people/le-reseau-du-patron-de-la-bourse-de-bruxelles/article-1194876158785.htm)) », et le ravage environnemental que représente ce sport, vu que lui n’a pas « beau être dans le système », il y est, et pour de bon. Vous ne trouverez donc que des cohérences, qu’il s’amusera même à créer en œuvrant dans la réalité avec ses « amis médecins, notaires ou entrepreneurs, (…) patrons du BEL20 (…) A cette bande de «copains knokkois» s’ajoute l’un ou l’autre banquier qu’il connaît bien »… que du beau monde, adepte de la croissance. La RTBF l’instituera donc en expert de la décroissance – comme elle avait récemment institué l’économiste en chef de la banque de Groof en précepteur des auditeurs de la Première ((Voir Les experts du petit matin)) – :

– « Alors, de doux rêveurs les adeptes de la simplicité volontaire ? Nous voici à la Bourse de Bruxelles, Vincent Van Dessel en est le patron depuis 2 ans (…) Selon V.V.D. encourager la décroissance égale “attention danger (la cloche retentit) » :

– « La décroissance c’est quelque chose qui existe régulièrement. Quand on parle de crise, on parle au fait d’une période de « mini-décroissance » ; on parle déjà de crise, alors vous imaginez ce que ce serait si c’était une grande décroissance ».

Rappelant s’il le faut, par l’expression introductive – « doux rêveur » – le caractère peu crédible de l’entreprise décroissante, la journaliste place d’emblée l’interviewé dans le rôle d’expert patenté et définit le champ de l’enquête et ses deux positions: le plouc et son mode de vie; l’expert et ses expertises. Nous n’expliciterons pas ici les contre-arguments à la présentation totalement erronée, et malsaine en cette période de crise appelée à bouleverser pour toujours cette religieuse croissance, présentation totalement fausse donc de la décroissance ((Cela se fera dans un prochain billet : « La décroissance : nouvelle chasse aux sorcières ? »)). Et les laisserons continuer :

– Journaliste : « Ça veut dire quoi précisément ? »

– VDD : « Ça veut dire qu’on se trouve dans une situation de 29 ((Crise de 29 dont les hérauts du néolibéralisme usent comme épouvantail alors qu’eux-mêmes modifieraient leur comportement s’ils en avaient tiré les vraies conséquences. Le lecteur visionnera avec intérêt à ce sujet : 1929, de William Karel,  reportage qui relate plus objectivement ce que fut cette crise. Ce dernier répond à la question « qu’avez-vous découvert en préparant ce film ? « Tout, ou presque. J’ai appris que le New Deal de Roosevelt n’a été qu’un mythe, destiné à empêcher une révolte de devenir une révolution : seuls l’effort de guerre et la relance de l’industrie militaire ont permis au pays de sortir de la crise. Que la Seconde Guerre mondiale s’enracine dans ce krach, car le rapatriement des capitaux américains placés en Allemagne a mené Hitler au pouvoir. Qu’en Amérique même, l’antisémitisme et le racisme ont connu des poussées sans précédent – Joseph Kennedy, père du futur président, trafiquant d’alcool et antisémite virulent, fut l’un des responsables de l’effondrement de Wall Street. Mais pour avoir financé la campagne du parti démocrate, il sera nommé contrôleur de la Bourse, puis ambassadeur… Ce n’est pas un film d’économie, mais « d’histoires », grâce notamment à Howard Zinn, auteur d’Une histoire populaire des États-Unis, mais aussi témoin direct. À 10 ans, il a vu sa mère mendier pour le nourrir. C’est lui qui se montre le plus critique envers Roosevelt ». Voir www.arte.tv/fr/William-Karel–realisateur-de-_C2_AB-1929-_C2_BB/2894674.html)) à l’échelle extrême. Ça veut dire qu’on provoque le chômage, on diminue l’emploi, on a des gens en rue, on a la révolution, on a plu de revenus. »

Autre expert, même introduction :

« Diaboliser la croissance, est-ce bien raisonnable ? A la FEB, la Fédération des Entreprises de Belgique, nous rencontrons Isabelle Callens, l’experte maison de l’économie ; la croissance est l’une des raisons d’être des entreprises, alors ici, on préfère parler des bienfaits du système, comme paraît-il, la globalisation ».

« Diaboliser » d’un côté, « raisonnable de l’autre ; « Transformer en diable. Faire passer pour diabolique, présenter sous un jour défavorable » d’un côté, « qui pense selon la raison, se conduit avec bon sens et mesure, d’une manière réfléchie » de l’autre ; toute la subjectivité de l’un opposée à l’objectivité de l’autre.

– Isabelle  Callens : « Mine de rien (sic), la globalisation a eu des effets positifs, sur la qualité de vie des gens, on regarde même des indicateurs de formation, de niveau d’éducation, de niveau de santé. Ça fait que depuis qu’on a la globalisation et qu’il y a accès à l’ensemble de ces ressources, qu’il y a échange de marchandises, il y a quand même augmentation des ces indicateurs de base là ; donc je parle d’espérance de vie, de santé des gens, de niveau d’éducation. Donc sur le long terme, ça apporte quand même l’ensemble de ces choses-là ».

– Voix-off : « consommez-moins, produire moins, et en conséquence mettre moins de gens au travail, ça Isabelle Callens n’y croit guère »

(Retentit la sonnerie du rappel à l’ordre – néolibéral –, la même qu’avec VDD)

– I.C: « Je ne comprends pas comment on va continuer à faire vivre un système de sécurité sociale qui est déjà en péril maintenant, en mettant moins de gens au travail. Ça je n’arrive pas à comprendre. Non, mais si on ne paie pas d’impôts, on ne sait plus payer les infirmières, les instituteurs, nos routes elles sont déjà dans un état pas possible, comment on va les payer, comment on va payer nos fonctionnaires ? Tous nos ministres qu’on a besoin pour négocier (sic), pour… je sais pas ».

Voix off : « comment payer nos ministres pour négocier, un détail auquel nos simplicitaires n’ont sans doute pas pensé. Ils sont bien trop occupés à promouvoir la vie simple » …

La journaliste ne nous expliquera pas que consommation et production dans une société capitaliste ne créent pas d’emplois, et que tout cela n’est pas affaire de croyance – « Isabelle Callens n’y croit guère… ». Non, ce n’est pas son rôle que d’expliquer mais bien celui des experts qu’elle choisit.

A.P

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