Celui qui a pour habitude d’effectuer ses déplacements quotidiens en bicyclette ne sera pas étranger à cet étonnement que le cycliste suscite presque spontanément chez ceux qui usent de la voiture – ou moins souvent du transport en commun – comme moyen principal de déplacement: « ah, tu as du courage », « bravo, moi, je ne pourrais pas », « félicitations »… outre que leurs congratulations a souvent comme le goût de la chose qu’on adore pour les autres mais surtout pas pour soi, elles naissent d’un étonnement qui révèle lorsqu’on s’y arrête un instant la structure idéologique emuraillée dans laquelle se trouve celui qui s’étonne, et donc qu’il est plus sain pour nous de s’étonner de leur étonnement que de nous sentir « étrangers », anormaux face à leur norme : l’usager « est incapable d’imaginer les avantages apportés par l’abandon de l’automobile et le recours à la force musculaire de chacun. L’usager ne voit pas l’absurdité d’une mobilité fondée sur le transport. Sa perception traditionnelle de l’espace, du temps et du rythme propre a été déformée par l’industrie. Il a perdu la liberté de s’imaginer dans un autre rôle que celui d’usager du transport ((Illich, Y., Energie et équité, in Œuvres Complètes, vol.1, Fayard, Paris, 2009, p.398)) ».
La pensée du sujet révèle la logique d’un déplacement qui ne peut se faire – qu’il pense qui ne peut se faire – qu’en usant d’un transport motorisé. Passé le cap du déplacement quotidien à vélo pour choisir de partir en vacances de la sorte, la surprise du spectateur/automobiliste est encore plus grande. Comment celui qui ne pouvait s’imaginer aller faire ses courses en vélo pourrait-il maintenant se représenter de voyager de la sorte? Au départ, son étonnement suscitera chez nous un sourire, réponse trahissant une forme d’orgueil née de cette connaissance que l’on fait quand même quelque chose de différent et éprouvant physiquement. Mais les « bravos », les « Whaaa » systématiques et les complaintes empathiques finiront par rendre plus saillant la fermeture idéologique de l’étonné, auquel on voudrait parfois répondre – et auquel parfois on répond – que nous lui trouvons bien plus de « courage » à choisir son automobile et le lot de contraintes que cela implique, pour lui et pour les autres, comme moyen de déplacement pour les vacances.
Notre étonnement devant l’étonné et son mode de pensée n’indique aucune haine ou animosité quelconque à son égard, il est juste le témoin d’un écart, l’indicateur d’un degré d’ouverture divergent, avec la difficulté pour l’un à penser autrement que le système dominant veut que l’on pense; le fait donc qu’il voit dans notre comportement le révélateur de quelque chose de courageux sans qu’il voit tout ce qui a déterminé son propre comportement, perception qui lui permettrait alors de révéler le caractère « courageux » du sien, et donc par effet annulerait sa perception du notre comme courageux… et lui ferait sans doute, après ce travail introspectif, cette forme de « socio-analyse », adopter en partie ou totalement un mode de transport alternatif à la voiture, dont peut-être le vélo.
Celui qui ne sera pas parvenu à sortir du modèle automobile dominant répondra sans doute que l’un ou l’autre moyen de transport se vaut, et que l’usage de l’un ou de l’autre n’est que la résultante d’un choix, donc de la liberté du sujet ; il arguera que sa pensée a autant de valeur que la mienne. Je concède qu’il en soit ainsi et qu’il accorde, en toute logique, plus de valeur à ce qu’il pense personnellement et défend. Il y a toutefois une réalité de l’automobile qui n’est pas celle du vélo : sa généralisation est impossible là où celle du vélo est parfaitement envisageable, comme l’illustrait la Chine, qui substitue progressivement ses bicyclettes à des voitures ; objet de prestige, elle a souvent plus d’importance symbolique dans la consommation ostentatoire qu’elle représente que dans les déplacements concrets qu’elle permet, signant « cette logique sociale de la différenciation » qui est « fondamentale dans l’analyse et que c’est justement sur la relégation de leur valeur d’usage (et des « besoins » qui s’y rattachent) que s’institue l’exploitation des objets comme différentiels, comme signes » ((Baudrillard, J., La société de consommation, Editions Denoël, 1970, p.131)). Baudrillard poursuit, appliquant cette logique à cet objet culturel qu’est la voiture, reprenant l’exemple, cité par un reporter, d’une ville minière de la taïga québécoise où « en dépit de la proximité de la forêt et de l’utilité à peu près nulle d’une voiture, chaque famille a pourtant son automobile devant sa porte : “ce véhicule, lavé, bichonné, à qui on fait faire de temps en temps quelques kilomètres en rond sur la rocade de la ville (il n’y a pas d’autres routes), est un symbole de niveau de vie américain, le signe que l’on appartient à la civilisation mécanique (…) Nous voyons donc jouer là la différenciation de prestige à l’état pur – et combien les raisons « objectives » à la possession d’une automobile ou d’une résidence secondaire ne sont au fond qu’alibis à une détermination plus fondamentale ((Baudrillard, J., Ibid., p. 132. Même si ces raisons subjectives ont progressivement et partiellement fait place à des raisons objectives, l’espace ayant été aménagé en fonction de l’automobile.)) ” ».
L’automobile n’a rien d’anodin, elle n’est pas un choix neutre unique résultat de la liberté. Elle est au fond l’antinomie de la liberté, mangeuse de temps, et c’est bien cela qu’on veut lorsqu’on nous énonce : « La nouveauté, si l’on veut qu’elle dure, elle doit se renouveler ((Publicité pour une voiture entendue à la radio, 06/2011)) » permettant ainsi à « l’Américain moyen [de] consacre[r] plus de mille six cents heures par an à sa voiture. Il y est assis, qu’elle soit en marche ou à l’arrêt ; il la gare ou cherche à le faire ; il travaille pour payer le premier versement comptant ou les traites mensuelles, l’essence, les péages, l’assurance, les impôts et les contraventions. De ses seize heures de veille chaque jour, il en donne quatre à sa voiture, qu’il l’utilise ou qu’il gagne les moyens de le faire ((Illich, Y ; Ibid., p.395)) ».
Sa logique destructrice, transformant les routes en cimetière pour animaux sans compter les pertes humaines, prive le plus grand nombre du plaisir qu’offre le voyage à vélo, véritable transformateur de la perception habituelle de que l’on a de l’espace et du temps dans nos sociétés modernes.
La révolution passera nécessairement par un changement de nos perceptions subjectives de cet espace et de ce temps, et donc touchera la façon dont nous nous déplacons. Dénoncer ce qui est destructeur n’a donc rien du pessimisme, il est une voie qui crée l’imagination d’autres possibles, et soulage quelque peu d’un encerclement idéologique étouffant avec lequel on ne se reconnaît pas.
A.P