S’indigner ou le nécessaire détachement identitaire

Il est aisément repérable dans la réalité sociale cette propension des individus à s’offenser plus facilement pour les crimes commis par d’autres que pour ceux commis par leur propre groupe ; et c’est encore là un euphémisme, car souvent il dénie tout simplement les agissements répréhensibles des leurs. Il faut y voir, à l’instar du névrosé qui tire un bénéfice secondaire de ses troubles, une valorisation identitaire qui conduit à cet aveuglement face à la réalité et à l’impossibilité d’une forme de jugement impartial.

L’intersection entre l’individualité et la collectivité se joue dans les critiques négatives qui frappent nos appartenances: le groupe me valorise en ce qu’il fait partie de la définition de ma personne et, de ce fait, en tant que dimension collective intériorisée il met en question les agents principaux de cette intériorisation. Mettre en question les faits de son groupe, c’est donc au-delà d’une mise en cause de ses appartenances collectives, une possibilité de s’opposer à des traces qui ont été transmises par notre éducation, et donc qui recèle nécessairement une dimension affective.

Ce que le témoignage de Stéphane Hessel a d’intéressant ((Voir la vidéo [flv]http://www.espritcritique.be/wp-content/uploads/2011/01/www.la-bas.org2_.flv[/flv])), c’est non pas en premier le contenu de ce qu’il dit, mais l’identité de celui qui le dit. Non pas que la communication ait ainsi plus de valeur, mais que celui qui l’énonce soit juif, ancien déporté et résistant – et sans doute perçu, de par son grand âge, comme moins impétueux et donc plus raisonnable :

Aujourd’hui, ma principale indignation concerne la Palestine, la bande de Gaza, la Cisjordanie. Ce conflit est la source même d’une indignation. Il faut absolument lire le rapport Richard Goldstone de septembre 2009 sur Gaza, dans lequel ce juge sud-africain, juif, qui se dit même sioniste, accuse l’armée israélienne d’avoir commis des “actes assimilables à des crimes de guerre et peut-être, dans certaines circonstances, à des crimes contre l’humanité” pendant son opération ‘Plomb durci’ qui a duré trois semaines (…) C’est une prison à ciel ouvert pour un million et demi de Palestiniens (…) On nous a confirmé qu’il y avait eu mille quatre cents morts – femmes, enfants, vieillards inclus dans le camp palestinien – au cours de cette opération ‘Plomb durci’ mené par l’armé israélienne, contre seulement cinquante blessés côté israélien. Je partage les conclusions du juge sud-africain. Que des juifs puissent perpétrer eux-mêmes des crimes de guerre, c’est insupportable ((Hessel, S., Indignez-vous, Editions Indigène, Montpellier, pp.17-18))

La position critique que Stéphane Hessel prend associée à son identité cristallisent le processus qui a rendu possible un tel jugement. Celui-ci dénote le détachement, ou la distanciation, à son appartenance, non pas dans le sens d’une négation de celle-ci, mais dans l’idée d’un éloignement qui signe la fin d’une confusion entre soi et le groupe; dès lors, la négativité attribuée à celui-ci ne déteint plus nécessairement sur sa propre personne: on peut être quelqu’un de bien, jouir d’une estime de soi positive tout en étant associé à un groupe dont on partage certains attributs, comme celui d’être juif, et auquel d’autres reprochent certaines choses. C’est une séparation non exclusive, c’est-à-dire qu’on peut ‘appartenir à tout en refusant ce qu’on considère comme des exactions de ce groupe et en se révoltant. Cette distanciation est aussi ce qui permet d’aller contre un des effets majeur de la catégorisation sociale, à savoir l’homogénéisation perceptive de son groupe qui conduit à percevoir chacun de ses membres comme plus semblables entre eux qu’ils ne le sont réellement: à présent, ce n’est peut-être plus « Israël » ou « les Israéliens » qui ont mal agi, mais certains d’entre eux et pour des intérêts précis.

L’aveuglement produit l’effet contraire: « Israël est la cible unique de ce boycott et M. Hessel, qui s’identifie lui-même à la défense universelle des droits de l’homme, a fait de la détestation d’Israël une véritable obsession », reprend le CRIF dans un communiqué ((Conseil représentatif des institutions juives de France, voir http://www.crif.org/?page=articles_display/detail&aid=23372&returnto=accueil/main&artyd=70)). Le président du Crif, M. Prasquier, continue : « n’est-il pas baroque qu’il n’ait jamais trouvé motif à boycotter la Syrie de M. Assad, la Libye de M. Khadafi ou la Birmanie des généraux ? »… formidable rhétorique spécieuse que développe là le représentant du Conseil représentatif des juifs de France. Dans un premier raccourci, ce dernier évoque « la détestation d’Israël » ; nous retrouvons ici l’effet homogénéisant que nous décrivions ci-dessus : le gouvernement israélien est assimilé à Israël et donc à tous les Israéliens… exercer sa pensée critique, son désaccord, revient donc à « haïr Israël » ; ce procédé a en outre pour effet de nier tous ceux qui, en Israël, sont opposés à la politique israélienne, il donne l’image d’une superbe harmonie ; il produit par un effet stylistique d’antinomie radicale l’assimilation de l’État d’Israël à l’identité juive, ce qui génère deux effets : le déni des multiples identités qui fondent l’État d’Israël, et notamment la population arabe, ainsi que par cette synonymie créée (Israël=État juif) l’assimilation de toute critique d’Israël à de l’antisémitisme ; antisémitisme qui, nous le verrons, ne reposant souvent sur aucun fondement, sera lui-même l’objet d’une instrumentalisation.

Ensuite, M. Prasquier s’étonne de ce qu’il voit comme une sélection de l’indignation. Celui-ci trompe son public, car M. Hessel est certainement indigné des agissements de M. Assad, de M. Khadafi ou des généraux birmans. Il l’est, mais selon cette logique implacable que l’on n’a pas du temps pour s’occuper de tout, M. Hessel, en tant que juif, s’indigne le plus des agissements d’un peuple qui au cours du 20ème siècle a subi les affres d’un génocide et qui s’emploie à son tour à coloniser et massacrer un autre peuple. Ce qu’il y a d’amusant dans cette comparaison sociale stratégique, c’est qu’elle contient en elle-même tacitement une forme d’aveu d’exactions du gouvernement israélien : « [Israël a mal agi] Mais regardez ce que les autres font » ! « Un système de propagande tendra invariablement à présenter les victimes d’exactions dans des pays ennemis comme dignes d’intérêt, tandis que celles auxquelles son propre gouvernement ou celui d’un Etat client inflige un sort identique, voire pire, seront jugés indignes d’intérêt. Cette différence qualitative se mesure à travers le degré d’attention ou d’indignation ((Chomsky, N., Herman, E., La fabrication du consentement. De la propagande médiatique en démocratie. Editions Agone, Marseille, 2008, p.111)) ». Il semble donc que ce soit M. Prasquier qui cherche à détourner le regard et par-là même à modifier le degré d’indignation pour les crimes du gouvernement israélien. Il dissimule donc, par cette comparaison sociale plaisante, la différence fondamentale qui existe entre le fait de dénoncer la junte birmane en appelant à la libération de Aung San Suu Kyi, et le fait de s’indigner de l’opération ‘Plomb durci’ par l’armée israélienne à Gaza. Le premier, combat de divers institutions officielles et de citoyens dans le monde, a pour effet, voulu ou non, par une stigmatisation d’un Autre non-démocratique, de valoriser « notre » démocratie occidentale, et donc par un effet de rebond, nous-mêmes. « La seule preuve de “réalité” qui soit importante à l’égard des caractéristiques de groupe est une preuve de “réalité sociale”.

Les caractéristiques de son propre groupe (son statut, sa richesse ou sa pauvreté, sa couleur de peau, sa capacité à atteindre ses buts) n’acquièrent de signification qu’en liaison avec les différences perçues avec les autres groupes et avec leurs différences évaluatives. Par exemple, l’insuffisance des ressources économiques n’acquiert d’importance pour les attitudes sociales, les intentions et les actions que si elle devient une “insuffisance relative” ; l’accès facile ou difficile aux moyens de production et de consommation des biens ne devient psychologiquement saillant que s’il existe une comparaison avec les autres groupes ; la définition d’un groupe (national, racial, ou tout autre) n’a de sens que par rapport aux autres groupes » ((Tajfel, H., « La catégorisation sociale », dans Moscovici, S. (sous la direction de), Introduction à la psychologie sociale, Vol. 1, Paris, Librairie Larousse, 1972, 295)). Notre démocratie est donc confortée par cette seule « preuve de réalité sociale », sans qu’on doive apporter de preuve interne de son exercice. Elle est une indignation bien commode, puisqu’elle ne met nullement en jeu notre identité, outre qu’elle arrange bien les cercles du pouvoir en occultant les collusions occidentales avec les généraux birmans (même si cela n’enlève rien au fait qu’ils bafouent allégrement les Droits de l’homme). Ensuite, le fait qu’elle soit acceptée publiquement et ne donne lieu à aucune controverse, la baigne dans une sorte de correspondance automatique entre le sujet et le monde extérieur qui assure une fonction rassurante.

L’indignation envers les agissements israéliens implique au contraire une transcendance de nous-mêmes ((Lorsqu’elle est une critique portée par l’individu européen d’origine, encore plus lorsque celui-ci est juif)), puisqu’elle met en jeu à la fois l’histoire, la notion de démocratie, l’Occident, et les jeux de pouvoir intra-occidentaux dans lequel les juifs ont un position économique importante. Protéger Israël de toute critique, c’est donc, de manière consciente ou pas, défendre l’ordre occidental.

Car ce que les uns défendent honnêtement – leur identité –, même si c’est dans un combat destructeur, d’autres en tirent partie pour perpétuer certains avantages économiques, et donc, en définitive, le combat des uns et des autres sert à pérenniser l’ordre actuel du monde. C’est ce que note Ivan Segré, sioniste et habitant d’Israël, auteur de « La réaction philosémite ou la trahison des clercs ((Segré, I., La réaction philosémite ou la trahison des clercs, Éditions Lignes, 2009)) », lorsqu’il évoque la réaction outrée de divers intellectuels publiques français ((Ceux que nous nommerons Éditocrates, en référence à l’ouvrage de Mona Chollet, Olivier Cyran, Sébastien Fontenelle et Mathias Reymond, Les éditocrates, ou comment parler de (presque) tout en racontant (vraiment) n’importe quoi, Éditions La Découverte, Paris, 2009)) au film de Michel Khleifi et Eyal Sivan « route 181, fragments d’un voyage en Palestine-Israël » : « C’est d’abord la défense d’un cinéma commercial, la détestation d’un cinéma qui donne la parole aux gens, comme votre émission donne la parole aux gens ; la détestation d’un processus de création qui est porteur d’une telle éthique ; la détestation qu’un cinéaste israélien et qu’un cinéaste palestinien puissent ensemble faire un film comme celui-là ((Là-bas si j’y suis, émission diffusée le 2 septembre 2009, voir http://www.la-bas.org/article.php3?id_article=2045&var_recherche=philos%E9mite)) ».

Le paradoxe, c’est que trop occupés à « instrumentaliser le terme d’antisémitisme pour disqualifier une pensée critique ((Idem.)) », ils laissent se perpétrer un véritable antisémitisme, nourri aussi par leur rejet systématique de toute critique envers Israël. Et l’on pourrait d’ailleurs dire que ce déploiement antisémite, qu’ils disent combattre mais qu’au fond ils alimentent, leur sert puisqu’il justifie la continuation du combat, qui, nous l’avons vu, sert la perpétuation de l’ordre inique du monde.

[audio:http://www.espritcritique.be/wp-content/uploads/2011/01/Extrait-1-la-réaction-philosémite.mp3|titles=Extrait 1 – la réaction philosémite]

Cette valeur transcendante partagée, celle de l’idéologie capitaliste occidentale, lève le voile sur ce qu’on aurait pu penser comme un paradoxe :

Début décembre, une trentaine de dirigeants d’extrême droite – dont le Néerlandais Geert Wilders, le Belge Philip Dewinter et le successeur de Jorg Haider, l’Autrichien Heinz-Christian Strache – ont séjourné en Israël, accueillis avec les honneurs dus aux hôtes de marque. Qui se ressemble s’assemble : le vice-premier ministre et ministre des affaires étrangères Avigdor Lieberman – décidé à débarrasser de ses Palestiniens un Etat qu’il veut juif – a conversé chaleureusement avec M.Wilders, qui rêve, lui, d’interdire le Coran ((Dominique Vidal, « En Europe, le jeu des trois familles, Le Monde Diplomatique, janvier 2011)) » .

Chacun trouve des boucs émissaires qu’ils rendent responsables de ce qu’ils ont eux-mêmes produit, dans le dessein de s’assurer la continuation du délitement social au profit d’une minorité.

Et lorsque le Crif s’exclaffe de l’illégalité de la campagne Boycott, Désinvestissement, Sanctions (BDS), il apparaît au grand jour que pour cette organisation, les règles – de déréglementation – du commerce mondial, qui concernent Israël et ceux qu’ils définissent comme israéliens, ont plus d’importance que les crimes commis contre les Palestiniens…

L’individu comme sociologue

L’affirmation identitaire serait donc un puissant moteur du capitalisme, qui impliquerait individuellement un renoncement à la pensée. Pour celui qui refuse cette nécessaire position critique, de cette dureté du jugement qu’on devrait avoir autant envers soi-même qu’envers les autres, la négation quotidienne doit demander un effort constant. Car même si les médias s’évertuent à présenter les actions du gouvernement israélien sous le meilleur jour, il n’en reste pas moins que l’information contradictoire arrive quand même. L’antinomie perpétuelle génère des effets sociaux qui lui sont indissociables : stigmatisation des entités nationales s’approchant peu ou prou du monde arabe ; critique des médias alternatifs non pas seulement dans le domaine qui traite du sujet qui fâche mais, par un effet de contagion et une définition des champs de ce qui est valable ou pas, de tout le média ; positionnement idéologique se calquant sur celui qui occupe notre définition identitaire et donc traitement identique de toutes luttes qui partagent des traits communs, etc. En définitive c’est une érosion générale de l’esprit critique qui a lieu, un appauvrissement global de la pensée ; le sujet adopte ici une des deux voies de pensée décrite par Gramsci, celle où il s’agit « de “penser” sans en avoir une conscience critique, d’une façon désagrégée et occasionnelle, c’est-à-dire de participer à une conception du monde imposée mécaniquement par le milieu extérieur, autrement dit par l’un des nombreux groupes sociaux dans lesquels chacun se voit automatiquement impliqué depuis son entrée dans le monde conscient (…), sans considération pour l’autre ; La deuxième voie est celle où il convient « d’élaborer sa propre conception du monde de façon consciente et critique (…) d’être le guide de soi-même au lieu d’accepter passivement et lâchement que le sceau soit mis de l’extérieur à notre propre personnalité ((Gramsci, A., Cahiers de prison (cahiers 10, 11, 12, 13), Éditions Gallimard, 1978, pp.175-76. Les mots soulignés par l’auteur ont toute leur importance, ils expriment la profondeur du thème, donnant l’idée que le sujet ne pense pas vraiment, participe sans participer, qu’on lui impose sans lui imposer)) ? ». Pour appréhender le monde de façon objective, il s’avère donc essentiel de se dégager des groupes qui fondent notre identité, de transcender nos appartenances collectives.

On s’approche d’une certaine objectivité de la critique historique en suivant le travail d’éloignement qu’a à faire le sociologue : « On n’entre pas en sociologie sans déchirer les adhérences et les adhésions par lesquelles on tient d’ordinaire à des groupes, sans abjurer les croyances qui sont constitutives de l’appartenance et renier tout lien d’affiliation ou de filiation ((Bourdieu, P., Leçon sur la leçon, Les Editions de Minuit, 1982, pp.8-9)). On fait ainsi de la science contre la science – on objective son champ de savoir –, comme on construit une vérité du monde et des rapports sociaux contre soi-même, contre ces appartenances collectives qu’on voulait parfaites ((Encore faudrait-il pouvoir dire si les mécanismes de défense du sujet relèvent d’une réelle culpabilité pour les actes commis par le groupe qui définit son identité, ou s’il s’agit d’une réaction à la stigmatisation sociale et à l’opprobre… grande question, dont nous n’avons pas vraiment trouvé la réponse dans notre étude : « Le groupe face à son passé : mémoire collective et culpabilité », mémoire non-publié, Université Libre de Bruxelles, 2003)).

A.P

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