Un cinéma d’art et d’essai, engagé socialement, qui ferme ses portes au cœur de Bruxelles pour y faire place à un projet « moderne », entendez « plus lucratif », voilà l’état des faits. Le propriétaire du lieu, les Galeries Royales Saint Hubert (GRSH), s’appuie sur la fin de bail au 31 décembre qu’il dit refuser de renouveler en raison d’un arriéré de loyer. Autre raison officielle : proposer un projet « culturel » différent. Outre l’activité de cinéma d’art et d’essai, celui-ci inclurait « un « playground » consacré au numérique, un « store » qui proposerait la vente d’articles divers et, last but not least, un cinéma accessible en exclusivité sur téléphone portable dans une galerie « wi-fiée » au moyen d’une application smartphone ((Voir la carte blanche parue dans Le Soir )) » !
Il est certain que le « New Project » attirera sur lui des regards neufs, ceux à la fois de la multitude qui affectionne le hi-tech et un peu moins les « projet d’initiation au cinéma pour les enfants » (‘On s’fait notre cinéma) ou autre « travail d’animation dans les écoles en discrimination positive » (« Projet Fipi ») ((On trouve aussi les projets, comme indiqué dans la Carte Blanche du Soir : Écran total, qui attire chaque été plusieurs dizaines de milliers de spectateurs ; Écran Large sur Tableau Noir, programme de films destinés aux élèves, de la maternelle jusqu’au secondaire, accompagnés de dossiers pédagogiques; Les p’tits samedis de l’Arenberg, tous les premiers samedis du mois où les enfants sont pris en charge par une équipe d’animation. Des publics plus spécifiques sont également concernés par les activités de l’Arenberg : la formation au langage cinématographique ; le Cinéclub de l’asbl Lire et Écrire à l’attention des groupes d’alphabétisation pour adultes; le Cinéma d’Attac ; les séances de l’asbl Genres d’à côté, consacrées aux auteurs cinématographiques gays et lesbiens ; les Rencontres documentaires organisées autour d’une thématique ; la Quinzaine des réalisateurs en décentralisation du Festival de Cannes, Cinefemme, etc.)); mais aussi, comme l’a tant rabâché la presse, les GRSH et les nouveaux promoteurs, ceux parmi les six millions de visiteurs annuels qui arpentent la galerie : y’a du potentiel… lucratif !
Et quitte à s’offrir une enseigne de plus, pourquoi pas celle de l’Arenberg. Sans équivoque : « Le flux des passants est là, il reste à proposer une offre plus en adéquation avec les demandes actuelles », assène dans un cynisme éhonté Arnaud de Bergeyck, de Cushman&Wakefield, qui assiste le conseil d’administration dans sa « nouvelle stratégie commerciale » ; « Les Galeries abritent quelque 50 boutiques de luxe, voit-on en premier lieu à la rubrique historique des GRSH ((www.galeries-saint-hubert.be/index_fr.html)) ». Et c’est bien là la grande divergence : la fonction de l’Arenberg n’est pas en premier lieu commerciale mais s’inscrit dans un « projet d’émancipation sociale par la culture et le cinéma ». Reste qu’il faut « répondre à la demande ». A quelle demande ? A celle qu’ils créeront, naturellement. Car le citoyen passant devant le cinéma Arenberg, étant relégué au rang de consommateur potentiel permanent, est dans la plupart des cas, actuellement, un « coup manqué ». Une galerie hi-tech, c’est s’assurer que le flot de touristes impassibles à l’Arenberg (et parfois à juste titre, vu à quoi est dédié l’édifice – un type qui veut une bière ne rentre pas dans un magasin de chocolat) se muera en « clientèle » : voilà comment on fait d’un badaud, touriste ou non, Bruxellois ou pas, un consommateur : Ipod, Ipad, wi-fi, ciné à la demande sur son Ipod dans la galerie, bar branché, « tout » sera présent pour la personne… Ce que promoteurs et propriétaires ne disent pas, c’est qu’ils auront mis en place les appâts nécessaires pour assurer « la valorisation maximale de leurs immeubles ((http://www.grsh.be/presse/com_de_presse_26_02_10.pdf)) », et s’attirer à eux le « pouvoir d’achat » de ceux qui pourront s’offrir les marchandises et services de ce nouvel espace, mis en place non pour les clients, mais pour et par les propriétaires et promoteurs.
Ce qui passe doit être capté ! Et d’autant mieux que les seuls lieux extérieurs et publics dédiés à la consommation sont, sans hasard, ceux dont la voiture est exclue, permettant donc une attention plus accrue aux marchandises, loin des inconvénients et des craintes liés à la bagnole. Le flux d’individus est une perte s’il n’est pas attiré vers une consommation : « s’ils sont encore nombreux à s’émerveiller devant ce joyau du patrimoine bruxellois [Les Galeries], ils le sont un peu moins à s’arrêter dans l’une de ses 54 enseignes. D’où l’idée de la Société civile anonyme des Galeries Royales Saint-Hubert – regroupant les huit familles historiques à l’origine de cet édifice inauguré en 1845 – de poursuivre la rénovation du lieu ((Galeries Saint-Hubert, suite et fin)) ». L’émerveillement, le bonheur purs et gratuits sont insuffisants. Il n’est donc pas anodin qu’on œuvre pour restructurer l’Arenberg selon le principe capitaliste, situé dans « l’un des endroits les plus fréquentés de Belgique : six millions de personnes traversent les Galeries royales Saint-Hubert chaque année ((La libre Belgique, entre autres…)) » : « La société qui modèle tout son entourage a édifié sa technique spéciale pour travailler la base concrète de cet ensemble de tâches : son territoire même. L’urbanisme est cette prise de possession de l’environnement naturel et humain par le capitalisme qui, se développant logiquement en domination absolue, peut et doit maintenant refaire la totalité de l’espace comme son propre décor ((Guy Debord, La société du spectacle, Editions Gallimard, Paris, 1992, p.165)) ».
C’est bien là le principe omnipotent du quadrillage publicitaire de la ville. Vous aviez des échafaudages « vides » montés sur des bâtiments : mettez-y de la pub ! ; Des arrêts de bus : mettez-y de la pub ! Des vélos en libre service: mettez-y de la pub ((On sait bien que c’est aussi là la fonction principale de l’action. Sans pub, villo n’aurait pas vu le jour. Avant d’être des vélos ce sont donc des publicyclettes. Voir les articles de Respire))! Tout lieux de flux de personnes, mais aussi d’attente fixe, ne peuvent être uniquement des lieux de passage, ne peuvent se limiter à une fonction non-commerciale : « le succès des passages à l’époque, reprend le site des Galeries dans sa page histoire ((www.galeries-saint-hubert.be/index_fr.html)), n’est pas tant lié au fait qu’ils permettent d’éviter les rues (souvent dépourvues de trottoir, creusées d’une rigole centrale et très encombrées), qu’au système multifonctionnel qu’ils instaurent, propice à la soif de dépense et de parade, à la vie intellectuelle et politique. Ce type de monument destiné au commerce de luxe célébrait l’avènement du capitalisme bourgeois, de la modernité et du progrès ((souligné par nous)) » ; Il faudra donc le réformer pour mieux l’adapter au capitalisme moderne de la société de consommation, et donner soif à ceux qui ne voulaient peut-être pas boire… Gares, aéroports, rues doivent être des lieux de vente différée, des zones commerciales. Voilà pourquoi ce projet de lucre se substituant à l’Arenberg est incompatible, et antinomique, avec un projet d’émancipation sociale. S’émanciper, c’est notamment percevoir à quel point les objets dont on nous a fait croire qu’ils étaient pour nous des besoins, ne sont en fait que des choses inutiles répondant aux besoins de la production qui doit s’écouler. On ne peut donc acheter un Ipod au New Arenberg, et regarder un film engagé, tout en échangeant avec des êtres humains; en tous cas, l’échange humain et l’esprit critique ne seront plus l’effet recherché, car ceux-ci demeurent gratuits. L’ensemble des projets « au départ de deux salles sont difficilement rentables sur le plan financier. Mais elles le sont sur le plan social et éducatif. Et c’est sur ce plan que s’inscrit l’ambition de l’Arenberg et non dans une logique commerciale et spectaculaire marchande comme ce qu’on entend proposer en remplacement ((Carte Blanche parue dans Le Soir))».
Cet état de fait, il faut dire que la presse, friande des titres prémonitoires, y aura contribué : « Le cinéma Arenberg fermera sans doute ses portes » (Le Soir), « Le cinéma Arenberg célèbre son dernier week-end avec un tarif unique » (Le Soir), « Le cinéma Arenberg cède la place aux Galeries, nouveau pôle cinéma et arts numériques » (RTL), « Fin du cinéma Arenberg mais nouveau projet pour les Galeries » (RTBF), « Galeries Saint-Hubert, suite et fin » (La Libre), etc. Cette presse, même si elle a parfois relayé les combats pour sauver le cinéma Arenberg, a-t-elle pris la peine de détailler les ficelles du nouveau contrat ?
Outre qu’il se présente comme un projet qui laissera toujours la place au cinéma d’Art et d’Essai, plus sans doute dans le dessein de récolter encore les subsides de la Communauté française que de faire réfléchir, nous a-t-on dit qui était derrière tout cela ?
La société civile anonyme des Galeries Royales Saint-Hubert, regroupant les huit familles à l’origine des Galeries, dont Alexandre Grosjean est en charge du patrimoine, désireuse de « moderniser »son bien immobilier, en manque d’argent pour financer la phase 3 du projet, ont fait appel à la société Finasucre, société financière des Sucres, qui entre dans le capital des Galeries à hauteur de 25%. Cette dernière, holding des frères Lippens, est fondé par le grand-père Maurice Lippens, admirateur du nazisme, gouverneur du Congo belge, qui déclara : « Tout fonctionnaire du gouvernement devrait être pénétré de l’idée que sa raison de vivre est de favoriser et de développer notre colonisation et que ce devoir consistait dans l’aide qu’il apportait aux grandes sociétés ». Comme l’explique Marco Van Hees, Finasucre « est une compagnie sucrière qui, aujourd’hui encore, fonctionne selon un mode digne de l’esclavagisme pour le compte de la multinationale Finasucre, propriété des familles Lippens et Boël ((Voir Comment s’enrichir aux dépens de l’état ?)) ». Dernier acteur, Cushman&Wakefield : « Des professionnels réputés dans le domaine de l’immobilier (…) accompagnent la Société et l’assistent dans le développement d’une nouvelle stratégie commerciale des Galeries » : « Depuis 1990, Cushman & Wakefield est impliqué dans 90% des transactions locatives relatives aux principaux centres commerciaux de Belgique, et réalise en moyenne 50% des transactions locatives liées aux principales rues commerçantes du pays. Anspach (Bruxelles), Médiacité (Liège), K in Kortrijk et des galeries à caractère historique telles que la Burlington Arcade de Londres ou la Galleria Vittorio Emanuele de Milan, font partie des projets récemment commercialisés par Cushman & Wakefield ((http://www.grsh.be/presse/com_de_presse_26_02_10.pdf)) ». Du grand art donc…
C’est sûr que les participations de Finasucre dans les Galeries n’empruntent rien à l’esthétisme pur et le goût de l’art, mais bien plutôt aux vils et crus intérêts financiers. « Les administrateurs de Finasucre, dixit les GRSH, ont compris que les Galeries Royales Saint-Hubert constituaient une opportunité unique, non seulement par leur localisation privilégiée et le rayonnement de leur architecture (classée en parfaite intelligence avec les autorités du patrimoine), mais également par leur potentiel réel de croissance locative globale. Cet investissement dans l’immobilier de prestige confirme leur volonté de diversification ((http://www.grsh.be/presse/com_de_presse_26_02_10.pdf)) ». Le groupe ne songe qu’à « utiliser au mieux les quelques liquidités qu’il s’est ménagées » ((« Finasucre va investir plus largement » Voir http://www.express.be/sectors/fr/finance/finasucre-va-investir-plus-largement/112637.htm)), sans avoir obtenu l’accord préalable des actionnaires, dont les vertus philantropiques ne sont plus à démontrer.
Le grand-père Lippens ne se retournerait pas dans sa tombe, apercevant que l’on ne fait que poursuivre sous d’autres formes – néolibérales – la colonisation qu’il avait entamée ; heureux aussi d’apprendre que les fonctionnaires de la Communauté française et de la ville de Bruxelles ont suivi sa maxime : « Tout fonctionnaire du gouvernement devrait être pénétré de l’idée que sa raison de vivre est de favoriser et de développer notre colonisation et que ce devoir consistait dans l’aide qu’il apportait aux grandes sociétés ». Maquillant cette « raison de vivre » sous les spécieux arguments de la neutralité, ces sbires du capitalisme et de ceux qui en tirent le plus, ont aussi ressorti l’abject rhétorique de la légalité : « les deux parties restent libres de s’engager avec qui elles le souhaitent, sans l’intervention de la ville ».
Dans ce combat et dans ceux à venir, il ne faudra rien attendre de la presse à grand tirage, plus soucieuse de savoir « si nous entendrons les Doors ces 3 et 4 décembre, entonnant leur « This is the end » lors du week-end de fermeture du cinéma « sans complexe » Arenberg » ((Le cinéma Arenberg célèbre son dernier week-end avec un tarif unique, Le Soir, 29 novembre 2011)), que de se questionner sur le nombre de sympathisants qui sera présent pour dénoncer cette vile manigance de la noblesse. Sûr par contre que nous retrouverons rapidement dans Le Soir la publicité… pour le nouveau complexe: tout se tient!
Ce n’est pas maintenant qu’il faut baisser les bras, car ce combat perdu ne fait qu’allonger la liste de ceux qui nous glissent des mains chaque jour.
Chaque jour qui, certainement, enlève à l’homme les outils intellectuels qui nourrissent la contestation, pour faire de nous, définitivement, un troupeau infâme…
A.P
[flv]http://www.espritcritique.be/wp-content/uploads/Dossierslourds/20110630_ARENBERG.mp4[/flv]