Se propageant dans un mouvement qui semble sans fin dans un espace pourtant fini, la bagnole colonise progressivement les seuls espaces qui ne lui étaient pas encore dédiés. Trottoirs, passages cloutés, pistes cyclables, pelouses, … deviennent progressivement des places de parking.
Le sujet utilisateur de son auto, pris au piège d’un jeu qu’il ne contrôle plus, voulant encore souvent conserver cet illusoire sentiment de liberté que lui confère sa bagnole, doit donc nécessairement se faire le nouveau colonisateur de ces espaces. Et c’est à sa réaction, souvent la même, que se dévoile tout l’individualisme cinglant, exacerbé par ce type de véhicule qui en est le fruit et la production : « ce n’est que pour cinq minutes » !
Il y a, dans ce comportement d’apparence anodine, une certaine lecture à faire de ce que sont nos sociétés et du sens que donnent leurs membres à la vie en collectivité. L’Homme suprême, façonné par le capitalisme depuis des siècles, a appris à oublier que les actes qu’il acceptait de réaliser n’avaient peut-être à eux seuls que très peu d’incidences mais que, associés à ceux qui se permettaient d’adopter les mêmes conduites, ces actes pouvaient se révéler dévastateurs. Cet homme a oublié qu’il vivait en collectivité. Mais ne lui a-t-on pas appris à devenir ainsi ? N’est-il pas devenu ce que la publicité voulait qu’il devienne : un jouisseur sans entraves, un opportuniste compétitif, un être se mobilisant pour son seul plaisir ? Un produit de la société de consommation.
Réflexe donc, et expression involontaire d’une pensée qui n’est plus vraiment la sienne mais celle d’un système dans lequel il se fond : « ce n’est que pour 5 minutes ». Ne peut-il imaginer à l’instant qu’un autre, peu de temps avant, était au même endroit, où il n’aurait pas dû être, également pour « 5 minutes » ? Et que tous ces autres « occupants provisoires » concourent à une colonisation réelle et durable qui est tout autre que ces 5 minutes prises isolément ?
Cette réflexion spontanée n’est donc, si l’on y fait attention, que l’une des manifestations d’un mode de pensée formaté. Déjà, lorsque le sujet s’était doté d’une voiture, il avait souvent trouvé des prétextes qui faisaient de son acte un acte individualisé, une sorte de « moment provisoire », de « choix exceptionnel », comme si son action n’avait aucune incidence sur l’espace, les relations aux autres, l’air que nous respirons, comme si celle-ci ne signait pas le rajout d’une bagnole aux flux incessant des embouteillages. Non, souvent – mais pas tous car chez certains cette « justification » n’a même pas lieu –, le sujet conformiste choisissant sa bagnole ((Ces propos ne nient aucunement l’effet dans le réel de la généralisation de l’automobile qui, ayant façonné les espaces, le temps, les loisirs à son utilisation rend dans certaines situations son usage presque obligé)) se fera exception. C’est aussi là le signe de l’anomie, de la déréliction du rapport social, effet du marketing publicitaire, où le sujet vit sa jouissance seul, onanisme consumériste où l’autre et la nature n’existent plus et sont tout au plus des spectateurs et décors de cette jouissance. C’est le principe généralisé des grandes surfaces, qui structurent l’espace dans le but unique de favoriser la consommation désinhibée et pulsionnelle proprement égocentrique. C’est l’orgasme marchandisé, celui que l’on obtient par l’achat et qui nous fait oublier notre grégarité et notre indéfectible lien à la nature.
Et qui, à force, installe durablement la négation du caractère additionnel des actions individuelles dans un système fermé.
A.P